Pr Jean-Louis Bourges, Université de Paris, OphtalmoPôle de Paris, Centre de Recherche des Cordeliers
Sommaire de l’article
Qu’est-ce que le kératocône ?
Le kératocône est une affection qui touche la cornée, c’est-à-dire la paroi transparente du globe oculaire qui sert à laisser passer l’image dans l’œil mais aussi à la focaliser sur la rétine pour qu’on la voie nette. Le kératocône n’est pas une maladie rare, puisqu’il affecte entre 1/200 et 1/2000 personnes dans les populations du monde entier. Lorsqu’une cornée est affectée de kératocône, elle s’affine avec le temps et présente une consistance trop molle par rapport à la consistance normale. Elle est aussi plus viscoélastique. On dit que son module de Young est augmenté ainsi que son hystérèse. De ce fait, la cornée atteinte de kératocône peut se déformer sous l’influence de la pression qui règne naturellement dans l’œil, la pression intraoculaire. La partie affectée de la cornée n’est habituellement pas homogène sur toute l’aire cornéenne. Elle est majoritairement située dans l’aire temporale inférieure. C’est pourquoi le kératocône entraine une déformation cornéenne irrégulière. La cornée forme une sorte de hernie, et se déforme de manière grossièrement conique (Figure 1A, B et C), alors que sa forme naturelle serait plutôt hémisphérique (Figure 1D). Chez un même patient, l’atteinte est bilatérale, même si elle peut dans certains cas ne se manifester que d’un seul côté. Elle est alors latente du coté apparemment sain.
Puisque la cornée focalise très puissamment l’image qui la traverse (c’est la lentille la plus puissante de l’œil), sa déformation irrégulière au cours du kératocône entraine logiquement une déformation irrégulière de l’image qui se focalise de manière hétérogène sur la rétine (Figure 2).
Lorsqu’un œil présente un défaut réfractif, c’est-à-dire qu’il ne focalise pas l’image sur la rétine (myopie, hypermétropie, astigmatisme), il est possible de lui ajouter une correction optique par verres de lunette. Dans le cas d’un kératocône, les verres de lunettes qui sont réguliers ne peuvent pas corriger un défaut irrégulier. Ils peuvent donc rapidement devenir insuffisant pour corriger l’anomalie optique induite par le kératocône.
Comment évolue naturellement le kératocône ?
Le kératocône est connu depuis longtemps. Sa première description remonterait à 1729. On connait donc bien son évolution naturelle.
Chaque œil peut évoluer différemment de l’autre, y compris ne pas évoluer du tout lorsque le premier œil évolue fortement. Le début évolutif se situe le plus souvent à l’adolescence, et passe souvent inaperçu. On suspecte l’influence du changement hormonal de cette période de la vie, sans que cela n’ait été franchement prouvé. A ce stade, on peut constater un astigmatisme qui progresse mais qui se corrige encore bien avec des lunettes. La cornée jeune et encore relativement viscoélastique des patients peut s’affiner et se déformer en conséquence, de plus en plus en forme de cône. L’astigmatisme devient alors irrégulier et ne se corrige plus totalement en lunettes. Le diagnostic de kératocône peut alors être soupçonné. Il est hautement probable que la pression mécanique sur l’œil exercée par le frottement des patients souvent allergiques, contribue de manière significative à la vitesse de progression du kératocône. L’acuité visuelle baisse. Le patient voit les images dédoublées, déformées et floues.
Figure 3 : Kératocône évolué présentant un hydrops en phase aiguë, avec œdème central brutal et douloureux.
Au stade ultime, la cornée très déformée ne remplit plus correctement son rôle de lentille focalisatrice. L’acuité visuelle de l’œil atteint peut ne plus être chiffrable par l’ophtalmologiste. Comme la cornée s’affine progressivement, elle se fragilise. En règle générale, elle ne se perfore pas, sauf très exceptionnellement, dans le cas très particulier de l’association du kératocône avec une affection caryotypique (trisomies 21 ou 18, surtout). En revanche, la couche interne de la cornée, l’endothélio-Descemet, peut se déchirer spontanément ou à la suite d’un traumatisme mineur. Cela entraine un œdème brutal important et douloureux (hydrops) qui doit amener à consulter en urgence pour être pris en charge rapidement (Figure 3).
Que peut-on faire pour traiter le kératocône ?
Aujourd’hui la prise en charge du kératocône comprend deux aspects : sa stabilisation et sa compensation optique.
La stabilisation de l’affection cornéenne
Depuis qu’il a été proposé en 1997 par les travaux de recherche du Pr Théo Seiler, le traitement stabilisateur du kératocône est le « cross-linking » du collagène cornéen. Le cross-linking consiste à créer des ponts solides entre les fibres de collagène qui composent la cornée en faisant réagir de la riboflavine avec des ultraviolets (UV) (Figure 4). Ainsi, la cornée arrête de se déformer sous l’influence du kératocône qui continue d’affiner la cornée. Comme la cornée ne se déforme plus, ses propriétés optiques se stabilisent. L’acuité visuelle aussi. Parfois, sur des kératocônes peu évolués, la cicatrisation entraine une petite rétraction des fibres de collagène qui contribue à aplatir légèrement la déformation conique. Une amélioration liée à cet effet cornéo-plastique peut alors être constatée. Elle est inconstante.
L’amélioration de l’acuité visuelle
Lorsque le défaut optique de la cornée déformée par un kératocône est trop prononcé pour être corrigé par des verres correcteurs (lunettes, c’est-à-dire des lentilles optiques placées à distance de l’œil), il reste possible de proposer un équipement en lentilles de contact. Ces dernières doivent être rigides afin de garder une courbure régulière, sans épouser l’irrégularité de la surface cornéenne kératoconique (Figure 5). Entre la lentille de contact rigide et la cornée irrégulière, le film lacrymal agit comme un tampon optique. Il compense les irrégularités du kératocône. L’œil équipé peut alors retrouver une acuité visuelle de bien meilleure qualité, voire normale.
Certains patients ne peuvent pas être équipés en lentille de contact rigide. Il reste alors possible de remodeler la cornée à l’aide d’hémi-anneaux intracornéens. Ils sont rigides, en plastique PMMA (polyméthacrylate de méthyle). Ils sont insérés dans l’épaisseur de la paroi cornéenne (Figure 6) au cours d’une chirurgie. Comme ils sont inertes, ils sont très bien tolérés. Ils ont pour fonction de restaurer la forme naturelle de la cornée. Cette technique, bien que peu risquée, n’est efficace que dans un tiers des cas environ. Elle rend l’adaptation en lentille de contact délicate. Cela dit, elle est réversible : il est toujours possible de retirer des implants qui seraient inefficaces ou gênants, le cas échéant.
Enfin, lorsqu’aucune de ces solutions n’est plus acceptable ou efficace et que le patient reste gêné par l’acuité visuelle de l’œil atteint, il est possible de proposer une greffe de cornée. Elle est de préférence partielle, remplaçant les couches externes de la cornée malade. Cette chirurgie s’appelle la kératoplastie lamellaire antérieure profonde (KLAP). Elle peut devoir intéresser toute l’épaisseur de la cornée. C’est alors une kératoplastie transfixiante (KT), plus rarement indiquée en raison de son risque de rejet toujours possible.
Que voudrait-on encore savoir sur le kératocône ?
Bien que le kératocône soit une affection cornéenne connue depuis longtemps, il conserve encore aujourd’hui un grand nombre de mystères.
Les modalités de la transmission du kératocône restent mal connues. On sait qu’il existe des formes incontestablement familiales. Il s’agit donc d’une affection à transmission héréditaire. Le problème est que le mode de transmission n’est pas établi. Jusqu’à 90% des patients semblent être des cas isolés, non familiaux. S’agit-il d’une pénétrance faible de l’affection ? Existe-t-il des co-facteurs génétiques ou épigénétiques déterminants ? Quelle est l’influence réelle du stress mécanique (frottement, mauvaise position des paupières) et des facteurs environnementaux, sur ces cornées ?
D’autre part, on ignore pourquoi et sous quelle influence la cornée s’affine chez ces patients. Quelle est l’influence du climat hormonal sur l’évolution de la maladie ?
Bien d’autres questions se posent encore, comme par exemple pourquoi l’affection se développe-t-elle plus volontiers dans le secteur cornéen temporal inférieur ?
Les progrès de la génétique moléculaire, de la protéomique, de l’imagerie exploratoire sont autant d’espoirs à notre disposition aujourd’hui pour répondre à ces questions et, nous l’espérons, ouvrir de nouvelles voies encore plus performantes de prise en charge pour les patients atteints et d’accompagnement des familles proches. Grâce au soutien de la recherche en ophtalmologie, on peut raisonnablement espérer faire changer le pronostic de cette affection et alléger considérablement sa prise en charge dans les années à venir. Merci à tous ceux qui prennent part à cet effort.